Pensées

La fenêtre du wagon donnait sur une rivière figée par l’hiver. La nuit précédente avait recouvert cette glace d’une neige volatile, comme si le ciel avait rendu son écume à cette eau privée de mouvements. L’ombre du train avançait délicatement, afin de ne pas rompre cette étendue uniforme, de son sillon lourd et effréné. Au loin, un pêcheur prélevait le peu de vie restant à ces eaux afin qu’elles puissent hiberner, avant l’inexorable fonte, où rien n’est fixe, où tout est insignifiant pour tout le monde. C’est dans cet état que la belle se complaît, car en changeant de lit tous les soirs, plus personne ne peut lui marcher dessus.

Plongé dans le flot incessant de mes pensées et émerveillé par ce qui se passe de l’autre côté de la vitre, je n’ai pas remarqué le carnet oublié par mon voisin sur le siège d’à côté. Cet étourdi était descendu un arrêt avant moi. Je me demandais d’abord ce qu’il pouvait bien y avoir de si important dans ce petit village, ou de si insignifiant dans ce petit carnet, pour qu’il puisse le laisser de la sorte. L’objet était parfait : pas une déchirure, aucune trace, pas de poussière. Comme s’il craignait de l’ouvrir. Était-ce son contenu qui était effrayant, ou ce qu’il allait y écrire ?

Je m’empressai de le saisir, ne pouvant plus attendre d’en dérober le contenu, de consommer chaque goutte de son intimité, de pénétrer, couche par couche, ses pensées, sans aucune honte de diluer ses secrets dans la mélasse putride de mon cerveau malade. Je déshabillai donc l’ouvrage de sa couverture, la main tremblante, et j’y découvris un corps maculé d’encre disposée grossièrement, de lettres invertébrées. J’aperçus l’hésitation et l’attente insupportable d’une plume figée, crachant des protubérances tuméreuses en fin de phrase. Je vis des corps tordus, desquels émanait un flot de sang obstruant l’espace, emmêlant les phrases.

Apeuré par cette scène d’horreur, mon premier réflexe fut de refermer le carnet et de m’en éloigner. Au fur et à mesure que le train filait, laissant passer marais, fermes et châteaux, je faisais moi aussi défiler les pages précédemment feuilletées dans ma tête. Les phrases se démêlaient, les mots se reformaient, mais je ne pouvais toujours pas les déchiffrer. Je pus néanmoins comprendre que ce passager tachait ce carnet de ses histoires. Celles qu’il ne vit pas, qu’il garde à l’abri des regards, de crainte que quelqu’un ne les vive à sa place. Il y avait assez de pages pour y cacher beaucoup de choses.

J’émis donc certaines hypothèses sur le propriétaire et le contenu de cet impeccable grimoire. Était-ce un égoïste, ne voulant pas nous faire sentir le parfum de ses pensées ? Ou alors un altruiste désintéressé, écrivant sur ces plantes qui n’existent que pour fleurir. Et, comme elles, ne se souciant pas de ce que les autres vont penser, il clamait sa précellence en semant l’invisible tout.

Il me restait encore une heure de trajet pour résoudre ce casse-tête. Au-dessus de mon wagon, les nuages les plus fragiles laissaient s’échapper les vestiges d’un soleil en déclin. Quelques minutes plus tard, cette nuit sans lune para la voûte de ses plus belles étoiles. Moi, je continuais de réfléchir sans savoir qu’après ça, aucun jour ne passerait sans que je n’imagine le soleil me souriant comme au premier soir, où il s’était couché pour laisser place à cette troublante vérité. Mon manque de courage s'était déguisé en mépris. Finalement, ce bout de papier ne devait pas contenir grand-chose d’intéressant. Peut-être était-ce juste la retranscription du cours saumâtre d’un enseignant sans saveur.

Qu’allait-il m’apprendre ? Des concepts philosophiques ? Biologiques ? Ou que le train dans lequel je me trouve est une ligne directe ? Qui donc est ce mystérieux passager ? Il m’a dépassé, je me suis séparé de lui, il ne me répond plus. J’ai donc renoncé à le comprendre. Il reste néanmoins lié à moi, et j’ai désormais un pantin malhabile à manier, comme une montgolfière reliée au sol. Le train perd petit à petit de la vitesse, car il traîne une masse empotée emportant avec elle tous les maux de ce monde. Il la traîne sur le sol maculé du monde crasseux dans lequel je vis réellement. Un monde où le ballon d’hélium traîne l’enfant.



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