Narcisse

Paul Valéry me parlait de ces amants meurtris par le temps. Mais toi, tu ne comptes pas les jours qui s’écoulent et ne cesses de me contempler. Seul, tu fais corps avec la tourbe pour observer mes courbes diaphanes.

Cet examen obsessionnel ne relève aucunement de ta cupidité et ne sert pas ton intérêt. Tu n’étanches pas ta soif en arrachant mes fragments cristallins. Tu ne m’amputes d’aucun poisson et ne te laves pas en mon sein par peur de m’abîmer. Immobile, tu restes silencieux afin de ne pas troubler le miroir plat de ton souffle hasardeux.

Ô bel éphèbe, illumine moi de ta peau pâle comme la lune lorsque tombe la nuit !
Je les vois, ces nymphes éconduites par tes froides paroles.
Elles souillent ma clarté de leurs larmes opaques et couvrent leurs corps disgracieux de mes gouttes.

Tes yeux flamboyants, débordants d’appétence pour mon voluptueux flot, ne se fermèrent qu’au firmament. Seules les ténèbres eurent raison de ton admiration à mon égard. Cette saleté atrabilaire disjoignant nos deux visages imposa une halte à notre idylle.

Je suis donc isolée, avec l’astre nocturne pour seul Céladon,
Un stupide entiché contrastant cette taciturne abomination.
Ce vulgaire caillou ne veut pas me lâcher et m’impose son visage rond, son teint blafard et sa lèpre apparente,
Cet agacé que cache l’aurore en bonne mère aimante.

Enfin ! Je le contemple ! Il est plus beau que jamais, son teint blanc rougi de sanglots et ses yeux grands ouverts.
Il est là, devant moi, son sourire effacé, ses derniers sentiments disparus avant même que je ne prenne conscience d’avoir fait s’évanouir le reste.

Esseulée, il ne me resta qu’une poignée de narcisses blancs pour mes yeux livides. Bien tendre présent pour celui qui néglige l’amour.
Ce félon s’en est allé, sillonnant les flots mystérieux de cette océanide vers laquelle tous les hommes se dirigent un jour.

Te voilà loin de moi, dans ton cercueil, flottant sur une autre. Tu ne me prêtes plus aucune attention et la laisses te guider vers le pire des mondes.
Sa majestueuse traînée et son caractère tempétueux t’ont sûrement séduit, car je t’ai surpris en train de la regarder à en faire pencher ta barque.

Paul avait peut-être raison : il n’y a pas d’autre échappatoire que la désillusion. Je me lamente donc tristement en me remplissant de mes propres larmes.
N’est-ce pas là le propre d’une fontaine ?

Cela me rappelait cette femme punie, maudite par une déesse, condamnée au pastiche et à la répétition atténuée, faisant perdre petit à petit l’intensité de la voix suave de mon amant.
Elle n’est pas si différente de moi, finalement, comme si, en plus de reproduire les paroles, elle faisait de même avec les histoires.

Elle avait le visage suppliant et les joues couvertes de larmes. Elle s’abaissa lentement et me fouetta de sa main pour humidifier son visage. Avait-elle été rejetée comme toutes les autres ou était-elle devenue l’amante d’un instant ? Maudissant toutes deux le même homme, nous étions liées, couvertes de nos larmes respectives qui allaient et venaient d’une direction opposée.

Sa souffrance me consolait, ses sanglots m’apaisaient,
Et elle utilisait les miens pour les faire disparaître.

Elle me parla d’un homme qui n’admirait que l’imitation de sa personne.
C’est du plat de sa paume, scellant des noces sans invitation, qu’il s’abandonne.
Frustré par ce miroir le séparant de son reflet, cherchant à s’unir à lui-même.
Amant contradictoire, sa moitié, à sa peine, n’ajouta nul épiphonème.

Enlacer son conjoint dérobé lui était donc impossible. Il ne pouvait épouser son image et ainsi devenir l’être complet. Il savait que, dans ce monde, l’amour n’est que l’union temporaire de deux corps sans ressemblance qui finissent par se séparer. Cette éprouvante futilité ne lui apporterait que de la peine ; Il valait donc mieux que l’attachement égoïste prédomine. Toutes les passions finissent par s’atténuer. Le seul qui ne lui tournera jamais le dos, c’est son reflet.


 

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